LES EXTRÊMES

LR. : Très belle séquence aussi, planches 17 et 18, les deux planches qui se terminent par une sorte de gros plan sur le monument aux morts... Est-ce que vous pouvez nous expliquer un peu la signification de la scène ?

ED. : J’espère qu’elle suffisamment claire en elle-même, mais en gros, Albert vient de pister les types qui ont tué son chef bien aimé, il vient de comprendre en écoutant à leur porte qu’il s’agit d’un meurtre et que les gens ont été commandités, bref il vient de comprendre toute la réalité, quand les gauchistes se séparent, il y en a un des deux qui se dirige vers le monument aux morts et qui dit aux français morts pour la France : " le combat contre le fascisme a repris ! Soyez fiers de nous ! " parce qu’il a un peu halluciné, il a pris des trucs pour se tenir éveillé. Et puis dix minutes après, c’est Albert qui revient devant le même monument aux morts pour dire : " les ennemis de la France ont encore frappé, mais nous sommes là ! "
En fait c’est pour montrer qu’ils ont le même point de mire, c’est pour bien montrer le côté ridicule de la situation, ils ont tous les deux le même idéal ou presque et ils sont dans des projets et des situations diamétralement opposés.
Dit comme ça, c’est un peu lourdaud, mais justement, les planches sont là pour signaler ça, et puis en plus j’ai fait un monument aux morts avec un poilu, un peu souffreteux, un peu navré, avec des couleurs de rouille sous les yeux... j’espère que ça marche ! Je ne m’en rends pas bien compte en fait... Quand on fait un bouquin comme ça et que l’on a le nez dessus, c’est des choses que l’on met en tant qu’intentions, mais une fois que c’est fait techniquement, moi, je perds un peu de recul !... Je sais plus trop ce que ça peut donner, il faut que je laisse passer quelques années avant de pouvoir rouvrir le livre et de voir si ça marche ou pas.

FG. : Mais alors, justement, le fait de considérer un peu Albert et le gauchiste excité, comme les deux faces d’un miroir, est-ce que ce n’est pas finalement les renvoyer dos à dos ? Est-ce que ça vient d’une défiance globale vis-à-vis de tout engagement ?

ED. : Non, pas de tout engagement ; de tout engagement extrême, oui ! Ce qui est très différent. C’est vrai qu’a priori, il y en a un d’extrême-droite, l’autre d’extrême-gauche, il y en a un qui veut lutter pour ses idées, et l’autre qui veut débarrasser le pays des gens dangereux que sont les fascistes dans sa tête. Et il est prêt à utiliser des méthodes qui sont proches de celles qu’utilisent les fascistes, c’est un peu ça l’idée. C’est une sorte d’éloge de la mesure.

LR. : Et parallèlement, dans Le Constat, je me rappelle qu’il y avait un personnage qui disait à Vincent que ne pas s’engager c’est aussi...

ED. : Bien sûr ! Ce n’est pas quelque chose contre l’engagement. C’est quelque chose contre les dangers de l’excès. Voilà c’est un peu ça. J’ai toujours parlé dans mes bouquins d’une dimension politique, parce que c’est un truc qui m’intéresse, mais je n’ai pas de message à délivrer, je ne fais pas partie d’un parti...

LR. : Mais quand vous dites que vous n’avez pas de message à délivrer, le message est implicite quand même !

ED. : Non, c’est plus des questions... C’est plus de l’ordre de la crainte qu’autre chose.

CONTRAINTE TECHNIQUE

LR. : Juste une parenthèse : vous disiez tout à l’heure que vous aviez été limité par le nombre de planches, on sait que d’habitude vous arrivez à rogner...

ED. : Oui, mais il a fallu que je fasse des concessions, et j’ai fait un bouquin au format standard de 46 planches. J’ai accepté la condition d’autant plus que j’avais le projet de faire un livre assez... enfin, je ne voulais pas qu’il ait une forme complexe pour raconter les trajectoires de gens un peu... simples. J’aurais voulu obtenir quelque chose d’assez brut dans la forme et donc je me suis dit qu’il fallait que ça rentre dans les 46 planches, et il fallait que je me serve de cette durée que je trouve, moi, plutôt courte (mon prochain livre sera un peu plus long), mais j’ai essayé d’adapter mon récit à ça.
Parce qu’au bout d’un moment, les éditeurs râlent un peu, quand on leur ramène des projets toujours un peu trop longs... et donc je me suis senti un peu obligé de rentrer dans le rang pour celui-là, mais a priori, comme les choses ne se passent pas trop mal je pense que mon prochain livre sera plus long. C’est vrai que ça peut paraître comme un détail technique, le nombre de pages... C’est pas une question que se pose un romancier.
Mais c’est vrai qu’en bande dessinée, on a des contraintes techniques lourdes, et le fait de devoir raconter une histoire en 46 planches pile, impose forcément des sacrifices. Et impose forcément de faire des choix prioritaires qui ne sont pas toujours forcément agréables à faire. Et dès que moi je peux gagner un peu d’aisance, je m’y retrouve beaucoup dans mes scénari. J’espère donc pouvoir toujours dépasser ce cadre-là. Je ne demande pas à chaque fois 100 pages comme pour Le Constat... Mais si je pouvais avoir à chaque fois 55 - 60 pages, je serais plus à l’aise. C’est une bête question d’arithmétique, mais pas seulement en fait...

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