ALBERT

LR. : Je voudrais qu’on revienne sur le personnage d’Albert... Est-ce que c’est le personnage central, parce que la fois où j’avais dit que Vincent était le personnage central du Constat, vous m’aviez dit : " non, c’est Rose ! "...

ED. : Dans mon esprit c’est vrai !

LR. : Alors, est-ce qu’Albert...

ED. : Je pense que globalement, oui... Il y a trois personnages principaux. Il y a lui et les deux gauchistes qu’il récupère, qu’il rattrape et qu’il va essayer de punir lui-même. Ceci dit c’est une position particulière parce que c’est le premier de mes livres où il n’y a aucun des personnages auquel le lecteur puisse s’identifier immédiatement, c’est-à-dire un personnage positif. Ce sont trois imbéciles en gros, il y en a un qui est plutôt d’extrême-droite, l’autre d’extrême-gauche et puis il y en a un qui est vaguement cynique, qui est là pour voir... En tout cas ce ne sont pas des personnages très recommandables ! Donc, c’est le triptyque dont les relations sont le moteur du livre.
Mais c’est vrai qu’à la pointe de ce triptyque se trouve sans doute Albert.

LR. : Est-ce qu’Albert est quelqu’un de médiocre ?

ED. : (Silence) Médiocre au sens réel du terme... Banal... Peut-être même au second sens du terme d’ailleurs ! Oui, c’est quelqu’un de médiocre mais ce n’est pas péjoratif dans mon esprit.

FG. : D’aileurs, on voit qu’il garde une vie de famille...

ED. : Oui, je pense que c’est un type qui aime bien ses enfants ! Plus que médiocre, c’est quelqu’un de normal. Normal de façon un peu molle, c’est-à-dire quelqu’un qui n’a pas une vie facile, et puis qui rame...

LR. : Oui, mais on le voit se faire embrigader assez facilement...

ED. : Oui, mais la dérive est insidieuse, et c’est un peu ça le thème de l’histoire !

LR. : C’est intéressant parce que vous montrez bien l’ambivalence du personnage, par exemple quand on apprend qu’il fait des cages pour des oiseaux, qu’il donne à des écolos régulièrement... c’était une façon de bien marquer l’ambivalence du personnage ?

ED. : C’est un type qui est un ancien chasseur, qui travaille dans une quincaillerie ou dans un magasin de bricolage, qui est acteur dans le spectacle monté par ce mec-là, qui participe quand même un peu à des milices, donc c’est un type qui a plusieurs éléments. Encore une fois, c’est ne pas montrer un grand aryen musclé, et c’est un type qui, en gros fait des nichoirs pour une association d’écolos, pour ça, pour rien, pour rendre service. Et du point de vue des ornithologues à qui il livre ces nichoirs une fois par mois, Albert est un type sympa comme tout, avec qui il prennent un café quand il vient les voir. Et ils n’ont aucune idée probablement de ce qu’il fait dans son autre vie.
C’est toujours le même principe, c’est le rendre le plus humain possible ; de dire que ce n’est pas un monstre différent des autres. C’est quelqu’un comme les autres, et tout le monde peut avoir ça en soi en quelque sorte.

FG. : De la même façon que l’on avait un peu la description de la vie d’Abel dans Le Constat, qui était dans le camp opposé, mais qui n’avait pas lui-même fait des choses très reluisantes, en particulier en passant au Cambodge ou des choses comme ça. De la même façon c’était là aussi pour montrer d’autres facettes du même personnages : là c’était un petit vieux qui paraissait tout à fait inoffensif, et qui en fait pouvait avoir commis des choses...

ED. : Je pense qu’ils sont quand même assez différents dans la mesure où Abel, qui était ce personnage communiste, qui avait fait tous les fronts communistes de la planète, c’était un type conscient de ce qu’il faisait, il le faisait volontairement, c’était un extrémiste volontaire. Et même au contraire, il cherchait à chaque fois la pointe de ce qui se faisait de plus chaud en termes d’affrontements et de luttes pour le communisme.
Contrairement à Albert, je pense que même de son propre point de vue, il ne considère pas qu’il soit... je ne sais même pas s’il considère la question sous un angle politique ! Albert, c’est un type qui travaille, qui a des copains qui font des choses, des fois il va avec eux, il ose pas dire non quand les copains décident de débouler dans une soirée pour taper sur les dealers parce que les flics n’y vont pas. Donc, il y va un peu par lâcheté et puis il se dit " après tout j’ai des enfants, je ne veux pas qu’ils se droguent... " donc il faut bien que quelqu’un le fasse. C’est un type qui n’est pas aussi volontaire et lucide qu’Abel.

LR. : Sur le principe, est-ce que ce n’est pas une chose qu’on retrouve dans pratiquement la construction de tous vos albums, de tous vos personnages, c’est-à-dire de dépasser un peu l’opinion qu’on peut avoir a priori sur un personnage : parce que cela concerne un peu tous les personnages de cette histoire finalement.

ED. : En fait, c’est un peu ça, j’aime bien faire des personnages qui soient un peu complexes et qui soient un peu ambivalents comme on l’est tous ! Selon l’éclairage que je porte sur eux, ils apparaissent d’une façon ou d’une autre.
Pour moi c’est une question de réalisme en fait. Comme c’est un peu mon obsession (rires), je cherche toujours à fuir le côté monolithique des personnages que l’on rencontre souvent en bande dessinée ; c’est une chose qui m’ennuie un peu dans la bande dessinée telle qu’elle est faite maintenant : les personnages sont souvent sacrifiés à l’action, ou sacrifiés à l’intrigue. Et moi, j’essaie toujours de... alors évidemment ça pose des problèmes d’ordre pratique, parce que ça prend de la place, ça prend du volume, et en bande dessinée on est condamné à l’efficacité. Et c’est vrai que c’est souvent ça qui nous rabat vers l’action, vers l’intrigue.
Moi, j’aime bien que les personnages aient une sorte d’épaisseur, avec toutes les contradictions que cela implique pour, en même temps, servir l’intrigue. C’est en quelque sorte reculer pour mieux sauter. Enfin... c’est mon projet en tout cas.

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