LA GLOIRE D’ALBERT

LR : Depuis est sorti La Gloire d’Albert, au mois d’août dernier : personnellement, j’aurais beaucoup de mal à résumer cet album, sans dévoiler trop de choses. Est-ce que vous, qui êtes peut-être plus rompu à ce genre d’exercice que moi...

ED : La Gloire d’Albert !... C’est un album avec une dimension parodique tout d’abord, à savoir que l’histoire se déroule dans un cadre qui est celui d’un son et lumière, en milieu rural, fait par un homme politique qui rencontre un succès inespéré, national, voire international : ça, c’est la dimension parodique. Et puis, l’autre aspect de cette dimension parodique, c’est l’envie d’un type assez obscur, un sans grade de passer à la lumière, de faire un truc notable, et d’être un héros, d’avoir quelques jours de gloire, d’où le titre, la Gloire d’Albert... et ceci au prix d’errements qu’il va amèrement regretter.
Donc, c’est une sorte de polar (en tout cas celui-là, je l’ai vraiment écrit comme un polar !) simplement, la définition de polar est sujette à caution et à débat... Pour ma part je m’en tiens plutôt à celle qu’a défini un de mes auteurs de chevets, à savoir Jean-Patrick Manchette, qui est à mon sens un des meilleurs auteurs de polar français (enfin, qui était puisqu’il est mort !), qui est un roman de critique sociale... Pour moi le polar est d’abord un roman de critique sociale, c’est un peu l’idée qui a généré ce bouquin... mais c’est avant tout dans mon esprit une parodie ! Voilà...

LR : Comment est née l’idée de raconter cette histoire, parce que c’est un thème sur lequel on marche sur des œufs : il est assez facile de déraper car l’histoire aborde quand même le problème de l’extrême-droite, même si c’est par un biais indirect.
D’où vient cette envie (on la trouvait déjà dans certains de vos précédents albums) ? Parce qu’ici il est vraiment mis au premier plan... Pourquoi le faire maintenant ? Y a-t-il un événement précis qui a tout déclenché ?

ED : Non, il n’y a pas d'événements précis, mais il y a différentes envies, mes bouquins sont toujours des résultats de différentes envies que j‘ai, qui viennent soit de choses que j’ai entendues, que j’ai lues, que j’ai vues...
En fait, les moteurs initiaux de mes livres sont toujours dans ma vie des choses que je rencontre et qui m’intéressent, qui m’horripilent : enfin bref, ce sont des choses que je ressens directement et puis qu’ensuite j’essaie de développer, de mélanger, de malaxer. Et c’est vrai que dans celui-là, il y a une partie du scénario qui parle du rapport des gens à l’extrême droite. Ma question était, comment parler de l’extrême-droite qui est une chose assez difficile en fait, en tout cas qui est fait de façon très convenue.

LR : Quand vous dites que vous n’en parlez que pendant une partie de l’album, je ne suis pas d’accord parce que tous les personnages que vous montrez, vous les montrez au moment où ils ont ce rapport à l’extrême.

ED : Non, j’ai dit que c'était une partie du scénario, c’est-à-dire que c’est un des thèmes principaux du scénario. Et en fait, l’idée que j’avais là-dessus, c’était de dire que le personnage que je représente n’est pas un monstre. C’est-à-dire qu’il n’y a pas l’extrême-droite et nous. Je pense que les gens qu’on voit comme ça, dont on se demande comment ils peuvent penser ça ou dire ça, en fait ce sont des gens qui sont comme nous. Il n’y a pas de frontière étanche entre les gens qui développent ce genre de thèses et nous. C’est une composante de chaque individu.

LR : En fait, Albert ça pourrait être nous ?

ED : Albert n’est pas un type qui a un mauvais fond ; à la limite, il est plus bête que méchant...

LR : À la limite, ce qu’on pourrait vous reprocher, c’est de l’avoir représenté un peu à l’image du Beauf de Cabu...

ED : C’est presque ça, c'est vrai...

LR : Pourquoi lui avoir donné ce stéréotype graphique ? À moins que vous considériez que ce n’en est pas un ?

ED : Il a la moustache du Beauf de Cabu, il a vaguement sa bedaine, c’est vrai ! Mais ce n’est pas tant un stéréotype que j’ai voulu montrer qu’un type normal en fait. C’est un type normal au sens du français moyen, et en cela on rejoint le Beauf de Cabu, mais qui lui représente quelqu’un d’il y a une vingtaine d’années à peu près. Mais c’est un type normal, qui n’est pas méchant, qui n’est pas haineux, qui n’a pas de problèmes particuliers, c’est un type tout à fait normal. Et ce qui m’intéressait, c’était de montrer la proximité de ce type-là avec des gens comme nous tous.
C’est pas un monstre sanguinaire, ce n’est pas un grand blond avec une mâchoire d’acier et un œil bleu et froid, c’est un type comme nous tous, mais qui dérive tout doucement, sans s’en rendre compte.

FD : Alors justement, le fait de l’avoir placé en position centrale dans le récit, parce qu’en fait, on voit tout par ses yeux, voire a posteriori, puisque c’est un aperçu par flash-back, est-ce que c’était pour pouvoir l’humaniser plus facilement, pour que l’on soit directement en prise avec sa vision des choses et que l’on puisse apprécier les petites touches qui relativisaient le personnage ?

LR : On ne voit pas tout par ses yeux, notamment pendant les scènes où apparaisent les gauchistes...Mais c’est vrai que c’est lui qui raconte l’histoire !

ED : Il raconte l’histoire : on le rencontre au début du livre alors qu’il est déjà blessé, et dans l’hypothèse où il ne pourrait pas raconter ce qu’il sait, il l’écrit. Donc on suit l’histoire selon sa progression.
Qu'est ce qu'il raconte ? Il raconte que le chef du parti - ce n’est pas vraiment un parti d’extrême-droite, c’est en tout cas un parti très ancré à droite - dont tout le monde pense qu’il est mort dans un bête accident de la route, n’est pas mort de cet accident : il a en fait été assassiné par deux petits gauchistes, et Albert est le seul témoin de ce meurtre. Il veut donc crier ça à la face du monde, il veut donc agir lui-même et arrêter ces types-là, selon les préceptes relatifs à l’autodéfense que son chef bien-aimé développe.

LR : Justement, j’ai fait l’amalgame, j’ai dit " parti d’extrême-droite " alors que ce n’en est pas un, mais c’est un parti dont on voit à quelles idées il se rattacherait dans la réalité. Mais vous donnez au chef de ce parti les traits d’un chef d’extrême-droite dans notre réalité...

ED : oui, c'est vrai...presque malgré moi ! (rires)

LR : Mais pourquoi ? Parce que cela contribue à faire l’amalgame entre ces deux partis...

ED : Pour moi, à la tête de ce parti, que j’ai inventé, auquel j’ai donné un nom de fiction, il y a une sorte de monstre à deux têtes ( en tout cas, le récit a été écrit avant les problèmes qu’a connu le parti d’extrême-droite qui existe en France ) ; donc dans mon esprit, il y a une sorte de personnage à deux têtes, c’est-à-dire qu’il y a un type présentable, propre sur lui, qui monte un spectacle, un son et lumière, c’est un mec qui sait s’exprimer, qui ne déborde jamais, qui est nickel, et puis il a sa face d’ombre : sa face d’ombre, c’est le type avec qui il a fait politiquement tout son chemin, mais qui lui est plutôt un homme de terrain, un ancien parachutiste, qui lui, a un côté très dur, un type qui est plus dans le concret.
L’idée de ce personnage un peu bicéphale, c’est de montrer un personnage qui a une face cachée, ce serait un peu l’équivalent d’une sorte de Jiminy Cricket, mais qui ferait cent vingt kilos et qui serait alcoolique. (rires)

LR : Mais c’est vrai que quand on le voit on l’assimile tout de suite au chef du Front National.

ED : Ce n’était pas un intention de ma part, en fait. C’est quasiment malgré moi...

LR : ...Et il est bien reconnaissable. Mais d’après vous, qu’apporte cette dimension parodique que vous avez introduite dans l’histoire ? Vous faites référence à un spectacle, qui a lieu en Vendée : qu’est-ce que cela apportait à l’histoire d’avoir cet aspect parodique, de faire cette référence à notre réalité ?

ED : La référence à la réalité dans mes bouquins est un souci depuis presque le départ : je travaille dans une veine réaliste où je me sers des choses réelles, contemporaines. Moi, je vis dans l’Ouest de la France, pas très loin des choses dont on parle, j’en entends parler, je vois des gens qui y vont, qui trouvent ça bien, je connais même des gens qui y participent, qui trouvent ça bien et puis bon...
C’est des choses qui me posent un problème de voir un type comme ça, qui est un homme politique, qui défend une certaine conception de la politique, et puis qui a un magnifique levier pour toutes ses idées, qui est un spectacle qu’il a lui-même monté, qui marche bien... et tout va bien dans le meilleur des mondes ! Les gens sont contents d’y participer - bénévolement ! - pour eux, c’est sans doute objectivement une bonne chose, ça a du succès, les gens vont voir le spectacle et tout baigne... Tout baigne surtout pour lui !
Donc la dimension parodique, c’est aussi une façon de me moquer de ce genre de choses. Je n’ai ni l‘envie, ni la capacité, ni la raison d’attaquer ça frontalement, à la limite je m’en fous !... C’est plus une façon de le tourner en ridicule... en tout cas, c’était mon intention.

il y a une sorte de personnage à deux têtes
Suite